Visions du futur
Les cybers jours de la création
Gardner R. Dozois avait lâché le mot dans un numéro du Washington Post, cyberpunk, style littéraire de l’écrivain William Gibson. Mort pour certains, il l’est car devenu comme le terme anticipation l’était hier, la science-fiction étant devenue science. Le pacemaker, âgé d’un siècle dans une décennie, a laissé place à un nombre sans cesse grandissant d’objets qui il y a peu étaient fantasmagorique, implants cérébraux, cochléaires, rétiniens, redonnant partiellement motricité, audition ou vue. Destinées aux personnes handicapées, ces interfaces deviennent récréatives, comme c’est le cas avec les puces sous-cutanées en remplacement de la carte de crédit. Le cyber est à un point présent que le mot n’est plus d’usage, l’Homme étant connecté à une multitude de réseaux, fibre, ondes, terminaux portatifs, oreillettes bluetooth, chirurgie esthétique et modifications corporelles, le transhumanisme est devenu un mode de vie et n’est plus l’apanage d’un groupuscule féru de technologies.
Delphine Software, société française fondée par Paul Cuisset en 1988, vivait déjà dans ce futur, l’avait incorporé à son quotidien et à ses jeux-vidéo.
Croisière pour un culte
Les Voyageurs du temps, sorti en 1989, est une sorte de réinterprétation du mythe la boîte de Pandore. Un homme découvre une machine à voyager dans le temps, puis transporté de plusieurs dizaines de siècles en avant et en arrière découvrira un avenir effrayant, la Terre ayant été abandonnée par la race humaine. La menace d’une conspiration extra-terrestre est une clé de voute qui ne quittera jamais Paul Cuisset.
De leur côté les américains et japonais oeuvrent eux-aussi dans une dimension cyberpunk, et évidemment dystopiques. Neuromancer s’inspirait d’une nouvelle de Gibson, et Snatcher, signé Hideo Kojima, ressemblait beaucoup à Blade Runner.
Delphine eut cependant une période moins sombre, enchaînant Operation Stealth et Croisière pour un cadavre, avant de sortir son premier titre mondialement connu et porté sur une multitude de machines, à savoir Another World, en 1991, entamé par Eric Chahi puis finalisé par le studio lui-même. Cette rencontre entre Chahi et Cuisset semblait plus tenir de la providence que du hasard, tant les éléments d’Another World pouvaient ressembler à ceux de Les Voyageurs du temps, bien que d’un point’n’click nous passions à un jeu de plate-formes. Une providence, oui, car elle inspira Cuisset pour la création du deuxième titre légendaire de la société, Flashback, sorti un an plus tard. Le jeu mélange autant les influences de Les Voyageurs du temps que celles d’Another World. Le gameplay est très similaire à ce dernier, de même que le style graphique, usant de la rotoscopie pour les mouvements, mais avec des décors infiniment plus poussés. Le personnage restait lui-aussi similaire, un scientifique, perdu dans un univers hostile. Néanmoins Cuisset ne voyait pas son jeu comme étant une oeuvre courte artificiellement augmentée par une difficulté élevée, il voulait offrir au joueur une aventure, une anthologie, un cyber-polar regorgeant de niveaux, un univers comparable à ceux de Philip K. Dick, que ça soit par ses ressemblances avec Blade Runner (ville, décors), Radio Free Albemuth ou The Zap Gun (conspiration extraterrestre), renouvelant les environnements lui laissant un souvenir impérissable, ce qu’il fut.
Fade to Black
Delphine signe son arrêt de mort en 94 avec Shaq Fu, qui bien que possédant des personnages très bien animés (usage à nouveau de la rotoscopie), fut classé parmi les pires jeux de tous les temps par de nombreux magazines. Malgré cette — énorme — erreur de parcours, la firme se rattrapa l’année suivante avec Fade to Black, suite de Flashback, qui signait un passage réussi à la 3D, sans pour autant en répéter le succès, ce qui obligea Delphine à se recentrer sur une seule licence, purement commerciale, Moto Racer (5 opus virent le jour), et leur seule tentative de bifurcation, Darkstone, se sera soldée par un échec.
Fin 2002 sonne le glas pour le studio qui dépose le bilan, avant d’être racheté quelques mois plus tard par Doki Denki, puis déposa à nouveau le bilan un an après, définitivement.
Cuisset avait de bonnes idées, mais il reste néanmoins évident que c’est sa collaboration avec Eric Chahi qui aura fait rentrer la société dans les annales. Cuisset tenta un come-back avec un jeu commercialisé sur les plates-formes en ligne (XBLA/PSN), Amy, mais ce fut un fiasco, le jeu étant souvent décrit comme frustrant et énervant.
Chahi donna en 94 une suite à son Another World, Heart of the Alien, qui restait dans l’esprit, mais fut anonyme, sa commercialisation sur un support unique, le MegaCD, le rendant très difficile d’accès, la machine ayant été un échec commercial. Il tenta en 98 de reproduire son expérience d’Another World dans un environnement plus enfantin, avec Heart of Darkness, aussi beau qu’il était décevant. Dépité, l’homme disparu du milieu avant de revenir en 2011 avec un jeu multi plates-formes, From Dust, qui quant à lui fut beaucoup mieux reçu que celui de Cuisset.
Le public a su rendre à Delphine ce que le studio lui avait offert, REminiscence ayant donné la possibilité à n’importe quelle plate-forme de faire fonctionner le jeu, légalement.
Delphine, société pourtant morte depuis des années, fait partie des murs porteurs du jeu-vidéo, et est devenue tellement naturelle par son existence qu’elle est aussi invisible qu’omniprésente, exactement comme l’univers qui lui a donné vie, le cyberpunk.